L’article du jour vous emmène à l’Institut du Monde Arabe à Tourcoing et cette fois-ci nous sommes en voyage en Algérie avec une mise en lumière de l’artiste Étienne Nasreddine Dinet. Ce fut une très belle découverte me concernant. J’ai été touchée par le réalisme des peintures, des expressions des visages, des détails liés aux textures des tissus ou des objets.
Avant de découvrir ses œuvres, une petite présentation s’impose, non ?

Étienne Nasreddine Dinet est né en 1861 et mort en 1929 à Paris.
Il est interne au lycée Henri IV dès l’âge de 10 ans et il partage son enfance entre Paris et la propriété familiale d’Héricy (à proximité de Fontainebleau). Contrairement au reste de la famille qui est dans le domaine du droit, Étienne manifeste très tôt un goût pour le dessin et entrera à l’École des Beaux-arts. Il rejoint l’Académie Julian où William Bouguereau deviendra son professeur même s’il reconnaît Rembrandt et Delacroix comme maîtres. Il s’oppose à l’académisme et se passionne pour la photographie. Un point commun partagé avec les Impressionnistes : la recherche de la lumière mais également la peinture sur le motif.


C’est accidentellement qu’il découvre l’Algérie en 1884 en accompagnant son ami Lucien Simon (son frère était entomologiste et partait en Algérie à la recherche d’une espèce rare de coléoptère). Ce voyage dure un mois, et sera suivi d’un autre voyage l’année suivante avec Gaston Migeon, futur promoteur des arts de l’Islam au musée du Louvre. Les deux décennies suivantes vont s’écouler entre la France pendant la période hivernale et l’été à peindre dans les oasis du sud de l’Algérie.
A partir de 1895, ses inspirations seront uniquement puisées dans son pays d’adoption, pour finir par s’y installer à Bou-Saâda, dans la famille de Sliman Ben Ibrahim (il vit chez ce collaborateur le temps de faire construire sa maison et son atelier). Il quitte Paris à une période où au contraire les autres artistes convergent vers la ville Lumière. Même si son atelier est en Algérie, il continue à exposer à Paris à la Société nationale des Beaux-arts dont il est membre fondateur, ainsi qu’au Salon de la Société des peintres orientalistes français, qui a été fondée en 1893.
Dans son œuvre, il s’attache à représenter la vie quotidienne des plus humbles sans être archaïsante ni moderniste. Il voue une admiration à ceux qu’il appelle « les grands décorateurs de l’Orient » et admire les arts de l’Islam.
C’est en 1904 qu’il s’installe dans l’oasis de Bou-Saâda. La maison est pourvue d’une terrasse depuis laquelle il peut contempler les habitants et la culture qu’il s’est choisi, sans oublier la construction de son atelier dans une palmeraie. Ce point de vue lui permet d’observer la vie nomade, citadine et tribale.
Cette oasis, qui signifie « porte du Sahara » fait partie d’une zone où la présence française est peu perceptible, contrairement à Biskra, haute destination touristique qui sera bientôt desservie par le train.




Lorsqu’il peint la nature, c’est la présence de la végétation ou le jaillissement de l’eau mais se sont les habitants du Sahara qui sont au centre de ses préoccupations et de ses peintures. Tous les âges de la vie sont représentés dans ses toiles, éloigné du fantasme oriental véhiculé en Occident. Il se refuse à travestir la réalité pour l’embellir. Il préfère représenter les expressions, les gestes ou les grimaces sans surcharge. Il va aussi peindre d’autres émotions comme la violence, le désespoir, l’humilité, la misère tout autant que la joie, le courage ou la dignité.
Voici ce qu’il écrit en 1905 : « J’ai étudié pendant quatorze ans les types avant de me mettre à les peindre vraiment, et cela parce qu’il me fallait pénétrer l’âme de mes modèles avant de pouvoir les exprimer autrement que par des traits, mais bien par ce qui constitue la personnalité. Et puis, il faut aimer pour toutes vos facultés de sensibilité et d’observation se tendent à l’extrême afin de réaliser cette union complète entre vous-même et votre modèle. »







Étienne Nasreddine Dinet est confronté au conflit qu’il existe entre les plaisirs charnels et l’orthodoxie des principes religieux musulmans.
Contrairement aux peintres orientalistes précédents, qui peignaient des occidentales travesties en orientales, il peint les femmes maghrébines même si le réalisme des traits féminins se mélange à l’imaginaire de l’artiste dans ses œuvres. Aucun harem n’est peint dans son œuvre, scène souvent fantasmée en Occident, mais c’est le Sahara qui sous son pinceau prend la forme d’un lointain éden sexuel.
Dans ces peintures, le corps de la femme n’est pas avili mais il peut être représenté sous les traits d’une divinité envoûtante ou sous la forme d’un archétype fantasmé. Au-delà de cette ambiguïté autour du corps de la femme dans l’œuvre d’Étienne Nasreddine Dinet, le corps des femmes indigènes a été un enjeu de l’ordre colonial.
« Maudite soit ta langue d’âne, ô censeur sévère qui vient m’interrompre en pareil moment.
Plus que toi j’ai mis ma confiance en Dieu. Il me pardonnera car il est le Clément, le Miséricordieux !
Il est beau. Il a créé la beauté. Peut-il m’en vouloir d’adorer la Beauté ?
Enfin, pourquoi aurait-il fait nos yeux, s’il nous défendait de nous en servir ! » (Fleurs sous la rosée, citation du poète et philosophe persan Omar Khjayyām, vers 1048-1131).



Étienne Nasreddine Dinet se convertit à l’Islam en 1913 et le déclenchement du premier conflit mondial marque une nouvelle étape dans son action envers les musulmans qui s’engagent sur le front. En 1914, les conscrits algériens sont mobilisés et intégrés dans l’armée française. L’artiste va traverser plusieurs fois la Méditerranée afin de plaider en faveur des combattants algériens : plaide la gratitude due aux soldats indigènes, œuvre pour le retour au pays des blessés, de respecter les rituels musulmans pour les enterrements, remplacer les croix par des stèles pour les pierres tombales dont il effectua le modèle.
Voici ce qu’il écrit suite aux grandes difficultés rencontrées dans ce projet : « Pour moi qui dois toujours être sur le qui-vive et si souvent en lutte « au couteau » avec l’ignominie coloniale, j’ai ainsi une petite dune sur laquelle je vais respirer l’air pur, en me couchant sur un sable absolument pur, et j’y ai pris des forces pour triompher de la pourriture envahissante. »
La construction de la Grande Mosquée de Paris, projet auquel Étienne Nasreddine Dinet a longtemps œuvré, n’est pourtant pas, paradoxalement, indissociable de l’histoire coloniale française, comme un élément de la politique musulmane en France. Au sortir du premier conflit mondial, elle est prise comme un acte de réparation. Elle fut inaugurée le 16 juillet 1926, en présence du Président de la République Gaston Doumergue, qui souligne dans son discours que la République protège toutes les croyances. Dinet écrit à propos de l’inauguration : « La chose qui a produit un effet excellent, c’est l’enthousiasme de la foule reconnaissante envers l’Islam dont les héros ont été les frères d’armes des nôtres »
La section suivante est consacrée à un projet d’illustration d’un des plus anciens monuments de la littérature arabe : Le Roman d’Antar. Il est rédigé en prose poétique qui relate l’épopée d’Antar, avant la prédication de l’Islam (au tournant des 6e et 7e siècle)
Voici quelques informations sur Antar.
Il est un poète guerrier mais aussi un personnage semi légendaire et païen. Il est l’auteur de l’un des sept poèmes « suspendus » (muallaqat) à La Mecque dans la Kaaba. Il appartenait à la tribu des Banoû Abs, était le fils de Chaddâd et d’une esclave abyssine du nom de Zabiba, à qui il devait sa peau de couleur noire. Au vu de sa naissance illégitime, il hérite du statut de bâtard. Son père va l’affranchir après avoir démontré certaines qualités : vaillance guerrière, intelligence, courage. Il sera également reconnu et inscrit sur les tables généalogiques des Banoû Abs. Son épopée met en lumière plusieurs triomphes et font de lui un bédouin à l’esprit chevaleresque et intrépide. Sans oublier que son courage est décuplé par l’envie de conquérir le cœur de sa cousine Abla dont il n’obtiendra la main qu’après moult épreuves. Il sera tué par dune flèche empoisonnée d’un chef d’une tribu ennemie et prétendant jaloux…
Le récit de cette épopée a évolué au gré des conteurs, mais ce récit est arrivé auprès des lecteurs français par le biais d’Alphonse de Lamartine qui adapte en français des passages dans son Voyage en Orient (publié en 1835) et en particulier la mort d’Antar. Épisode qu’il décrit comme « l’un des plus beaux chants lyriques de toutes les langues ».
Une publication partielle verra le jour avec Louis Marcel Devic en 1878 sous le titre Les Aventures d’Antar fils de Cheddad, roman arabe des temps anté-islamiques. Il sera la source utilisée par Étienne Nasreddinne Dinet pour son ouvrage composé de 132 planches gravées et publié en 1898. Ce roman est également adapté à la télévision et à la radio, restant ainsi un élément vivant de la culture populaire arabe.
J’ai pris beaucoup de plaisir à admirer les reproductions présentées dans l’exposition dont voici quelques photographies. Probablement mon coup de cœur de l’exposition 😊








Autant que les personnes, la foi a une place prépondérante dans l’œuvre d’Étienne Nasreddine Dinet, qu’elle soit individuelle ou collective. Tout comme dans ses œuvres précédentes, les expressions et les attitudes sont importantes et très réalistes dans ses représentations. Ainsi, le spectateur sera interpellé par des regards suppliants pleins de piété ou encore des attitudes d’humilité.
Le 11 novembre 1914, l’écrivain hollandais Zilcken est reçu par l’artiste dans son appartement parisien. Voici ce qu’il écrit suite à cette rencontre : « La discussion ne tarda pas à avoir pour objet le Coran, l’Afrique du Nord, l’Égypte, la religion mahométane ; je ne tardais point à comprendre combien était grand et sincère l’enthousiasme de Dinet pour tout ce qui se rapportait à l’Islam. C’est un fait que Dinet, qui vit depuis trente ans presque exclusivement auprès des musulmans, est tombé sous le charme de leurs vertus. Avec beaucoup de tact et une extraordinaire sagacité, il nous expliqua pourquoi Mahomet était pour lui le plus grand de tous les génies, et pourquoi il le plaçait au-dessus d’Homère, de Dante, de Shakespeare. Pourquoi il trouvait l’art arabe l’un des plus beaux des arts […] comment Averroès fut le précurseur de Luther, Calvin ».
L’iconographie de Dinet évolue après avoir effectué son pèlerinage à La Mecque : « ce seront des scènes religieuses exclusivement, et elles seront le couronnement de mon œuvre puisque depuis quarante ans j’ai fixé les choses que la civilisation détruit peu à peu implacablement. J’étais, je crois, le seul à pouvoir le faire avant la disparition complète ; j’ai terminé ce que je pouvais dire sur les enfants, les batailles, les amoureux, les courtisanes et les danseuses, les scènes de la vie nomade et j’avais commencé les scènes religieuses, mais celles que j’ai vues sont admirables ; par elles je voudrais faire partager mon émotion ».
Son approche de croyant va attirer un certain nombre de reproches et en réponse il publie en 1922, L’Orient vu de l’Occident, dans lequel (avec Sliman Ben Ibrahim) il récuse certains tenants de la science occidentale qui monopolisaient les études islamiques.
Contrairement à l’inauguration de la Grande Mosquée, les préparatifs de la célébration du centenaire de la prise d’Alger inquiète l’artiste par l’aspect triomphaliste qui ne faisait qu’aggraver l’aveuglement du monde colonial, selon lui. Malgré cet avis, l’administration française ne s’oppose pas à son voyage à La Mecque qui va le marquer et qui deviendra une source d’émotions, au point qu’il se refuse à écrire ses impressions en tant que peintre : « Il ne faut pas que j’aie l’air d’avoir été là-bas pour faire de la peinture. Or si je réalisais ma première idée d’une vingtaine de compositions et d’une exposition c’en serait fait de ma réputation de sincérité. Tout l’Islam me tournerait le dos, et on me représenterait comme un farceur ayant simulé l’Islam pour peindre Mekka el Medina, et en tirer profit ».
Après son pèlerinage, il écrit : « Je suis le seul touriste à n’avoir pas visité les pyramides – ces prétendues merveilles du monde. […] Les tombeaux des Califes sont les seules ruines célèbres devant lesquelles j’ai été tellement ému. C’est que lorsque je les vis, aucune main d’archéologue sacrilège ne les avaient touchées ».


Deux nouveaux coups de cœur : les fameux tombeaux des califes mais aussi cette représentation en noir et blanc des femmes sortant de la mosquée après les prières.


En novembre 1929, Étienne Nasreddine Dinet revient à Paris où il meurt le 24 décembre. Le 28 décembre, se déroule une cérémonie officielle à la Grande Mosquée de Paris. Et le 13 janvier 1930, à Bou-Saâda, se déroule un cortège de 5 000 personnes derrière sa dépouille.
Malgré le fait d’avoir été reconnu par la France coloniale, il s’est toujours méfié des honneurs qu’il a pu recevoir, d’autant qu’il a été très critique à l’égard de la colonisation. Mais à cette époque, être critique ne voulait pas forcément dire être anticolonialiste. Par la critique, on voyait plutôt une correction des défauts, des injustices plutôt qu’une révolution.
Mais comment a-t-il pu devenir une source de fierté nationale pour l’Algérie ? Le contexte et les responsables politiques souhaitaient un retour à un expression artistique figurative traditionnelle, alors qu’à ce moment les avant-gardes étant très présentes sur la scène artistique. En 1970, Dinet est consacré « maître de la peinture algérienne » par l’Etat algérien. En effet, le pouvoir appelait à des productions plus convenues, à la manière du réalisme socialiste qui s’épanouissait dans le bloc de l’Est. La conversion et son engagement constant pour le Sahara et les musulmans d’Algérie ont fini par le faire adopter comme un peintre algérien.



Si vous souhaitez aller découvrir cet artiste, rendez-vous à l’Institut du monde arabe à Tourcoing jusqu’au 14 janvier 2024.
Voici le lien vers le musée afin de préparer votre venue sereinement : https://www.ima-tourcoing.fr/institut-monde-arabe-tourcoing/etienne-nasreddine-dinet-et-lalgerie-un-amour-incandescent/
A bientôt pour de nouvelles découvertes 😊